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Photo du rédacteurORIANE INES

L'histoire universelle du "Modèle Noir" de Géricault à Matisse

Dernière mise à jour : 25 avr.

Le 29 juillet j’ai assisté à l’avant dernière date d’une exposition que j’ai beaucoup aimée

« Le modèle noir » au Musée d’Orsay. Je pourrais parler de ce que j’ai vu avec beaucoup de passion. Des portraits de femmes et d’hommes noirs, peints à la peinture à huile entre les XVIIIe et XIXe siècles, et pour beaucoup représentés pour ce qu'ils sont, des individus conscients et pensants.


Alors je suis sortie de là-bas transcendée, avec une forte et franche envie de retranscrire avec mes mots l’expérience à la fois pédagogique, historique et artistique que j’ai vécue, modeste soit-elle. Je me suis dit que je vais écrire un super article ! Savant, car mêlant parfaitement l’histoire à la magie de l’art.


Puis les jours et semaines passent… Un mois maintenant.


Le souvenir empirique est toujours profondément ancré, mais la joie de partager un sujet si triste n’y est plus…

Suis-je moins passionnée ? Je ne le pense pas.

En fait ce qui me passionne dans l’art c'est le voyage créatif dans lequel j’aime m’égarer. C’est une formidable aliénation. Je tourne en rond autour de cet article à la fois par manque de temps et d’envie de raconter un sujet douloureux bien que nécessaire à conter pour l’Histoire et la postérité des figures éternelles.


Alors, j’ai convenu dernièrement que je ne suis pas un professeur d’histoire. Je suis juste une jeune femme aimant la vie. Par conséquent, je vais vous expliquer pourquoi selon moi, faut-il s’intéresser à ce sujet : la représentation modeste de personnes noires en peinture classique aux XVIIIe et XIXe siècles, mais également, pourquoi l’exposition « Le Modèle Noir de Géricault à Matisse » présentée au Musée d'Orsay est une exposition canon.


Décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848


La rétrospective débute avec l’exposition des deux décrets d’abolition de l’esclavage en France, principalement en faveur des populations noires. C’est important de préciser que ces deux bouts de papiers complètement défraîchis ne sont pas qu’accessoires. A vrai dire j’ai vécu leur « contemplation » comme un grand moment personnel, sans doute historique. Ils représentent la manifestation de la reconnaissance de femmes et d’hommes - autrefois privés de leurs droits les plus élémentaires - à être reconnus pour ce qu’ils sont, des individus libres et égaux. Ce fut intense de ressentir une infime partie de l’histoire douloureuse que ces deux feuilles de papiers abîmées datant de 1794 et 1848 symbolisent.

Les visiteurs autour de moi furent à leur manière tout aussi bouleversés. Nous restâmes avec quelques-uns prostrés pendant un temps, en proie à moult réflexions et pensées. Une notamment me revint par ricochet, le Musée d’Orsay "envoie du lourd". On ne pouvait pas mieux s’immerger. Ces déclarations signifiaient que l’exposition serait riche, dense et tenterait d’être quelque peu exhaustive.



Puis s’en suit une série de portraits peints à l’huile. Des personnes noires, des femmes et des hommes inconnus pour la plupart, uniquement des modèles. Des Modèles Noirs.


Anonyme (XIXème siècle) Isidore Pils

L'attente (1894) Edgard Maxence

Jeune noir à l'épée (1850) Puvis de Chavannes


Etude d’homme d’après le modèle de Joseph, de Théodore de Géricault (1818-1819),

Portrait de Madeleine par Marie-Guillemine Benoist (1800),

un portrait d’une magnifique femme noire de Jean-Léon Gérôme (1872), et j’en passe.

N’importe qui vivant en Occident et ayant côtoyé au moins une fois dans sa vie un musée, ou éventuellement zapper à la télé les documentaires historiques sur les XVIIIe et XIXe siècles, pourrait potentiellement reconnaitre qu'il ne fut pas courant de voir des personnes noires représentées dans leur singularité en ces siècles.

A dire vrai, l’usage du portrait comme style illustrant une certaine idée de la dignité propre à un individu, et dont celui-ci pose avec dignité, dos droit, sans prétention, et in fine accessoirement attribué à un noir est une petite révolution pour l’époque.


Portrait de Madeleine (1800)

Marie-Guillemine Benoist


Le portrait de Madeleine est tout à fait représentatif du parti pris de l’exposition. Voilà une très belle femme noire, posant comme modèle pour une artiste en l’occurrence une femme. Son regard est soutenu et apaisant, ses traits sont doux, son foulard noué aux cheveux fait office d’un magnifique ornement qui lui donne une allure certaine. Son bras droit est posé, sa main gauche tient son ventre comme si elle est enceinte. La chaise un peu abîmée est habillée de dorures et d’un drap bleu.



Les détails suggèrent la féminité de cette femme, jusqu’à la boucle d’oreille pendante qui est un clin d’œil subtil à une désarmante beauté assumée. Par ailleurs, l’habit blanc en voile léger pourrait être fashion dans notre temps. Mais que voilà, un sein dehors, un autre à peine caché, le haut du corps découvert, comme pour rappeler l’être primitif, donc inférieur qu’elle inspire aux gens différents d’elle à son époque. Ce sein découvert est la marque de sa servitude.



A vendre esclaves au Caire (1872)

Jean-Léon Gérôme


Il y a cette autre femme, d’une très grande beauté, avec des fleurs dans ses cheveux crépus pas entretenus.

Elle est de profil. Son regard me parait mélancolique et perçant. La lumière qui s’abat sur son buste, fait ressortir le camaïeu marron de son teint irrégulier.


Le creux de sa narine est profond, son front obtus, sa mâchoire gonflée comme si elle n’avait pas perdu ses dents de sagesse. Je la détaille car elle m’inspire une beauté sans effort. Puis cet anneau autour du cou qui représente encore une fois la servitude.

Cette femme est peinte dans deux tableaux. Dans l’autre, elle est assise dans la rue, cul au sol, les pieds sales. C’est l’époque artistique de l’orientalisme, les artistes expriment un goût douteux pour « l’exotisme » qui rappelle l’empire colonial.



Vénus Africaine (1851) Femmes des colonies (1861) Nègre du Soudan (1857)

Sculptures de Charles Cordier


Il y a également cette suite de bustes en bronze de femmes et d’hommes noirs dont j’ai déjà contemplé certains exposés chez Sotheby’s à Londres. Ils mettent en valeur la beauté incontestable de ces personnes aux pommettes saillantes, bouches pulpeuses, épaules arrondies, regards expressifs qui reflètent leurs âmes.

L’une des sculptures est la Vénus Africaine (1851) de Charles Cordier qui me fait penser à une sénégalaise.


Olympia (1863)

Edouard Manet


Puis il y a le célèbre tableau de Manet Olympia (1863). J’en parle en dernier alors que l’exposition s’est construite sur le questionnement suivant : qui est Laure ? Cette femme noire que l’on voit en arrière-plan et à la disposition de la jeune prostituée blanche affalée sur le canapé.

Je renonce à vous expliquer cette histoire. Il vous faudra aller voir l’exposition ou consulter le site du Musée d’Orsay pour cela. Pas plus que je ne vais vous dire qui est Laure. Je n’en sais strictement rien, enfin, si ce n’est qu’une femme qui vivait à Paris rue de Vintimille…

Je ne vais pas non plus vous raconter comment ce tableau représentant un nu franc et suggestif scandalisa son époque et fut précurseur de l’art moderne en France.

Ce dont je suis sûre, c’est que j’ai eu l’occasion de voir ce tableau à de multiples reprises et j’ai toujours eu ce constat effroyable. Laure se confond dans le décor. Son obstination à vouloir offrir des fleurs à cette jeune insolente qui pose lascivement m’est insaisissable, de fait, Laure m'apparaît totalement inintéressante voire transparente.

Un jour Denise Murell (co-comissaire de l’exposition et chercheuse post-doctorante de la Ford Fondation à la Wallach Art Gallery de New york) se posa la question : Qui est la

« servante noire de l’Olympia de Manet » ? Cela fut le point de départ de l’exposition « Posing Modernity : The Black Model from Manet and Matisse » (2018-2019) qui s’organisa à New York. Celle-ci s’exporta au Musée d’Orsay, tout en étant adaptée au contexte français.


...


Le contexte français ? Qu'est-ce que cela veut dire ?

N’y a-t-il donc pas une histoire commune et unique du peuple noir ?


La revue nègre (1925)

Paul Colin


Non.

Ce que je ne dis pas c’est comment l’exposition met en lumière Jean-Baptiste Belley (premier député noir de France) ainsi que Toussaint Louverture (premier gouverneur noir d’Haïti). Je ne dis pas non plus comment l’esclavage été surtout traité aux Antilles, de fait, peu d’artistes métropolitains traitèrent le sujet à l’époque pré-renaissance. Je ne vous parle pas des recherches qui ont été réalisées (par les équipes du Musée d’Orsay probablement) pour retrouver l’histoire personnelle de chacun de ces modèles, certains états européens commandèrent des tableaux symbolisant l’abolition de l’esclavage pour marquer l’historicité de l’époque. Je ne vous dirai rien sur l’histoire des Tirailleurs Sénégalais (qui ne venaient pas tous du Sénégal d'ailleurs) que parcourt cette exposition, rien sur les années folles (1920) à Paris avec Joséphine Baker dont les grimaces m’inspirent du mépris, et plus tard, l’engagement des armées coloniales. L’exposition se termine sur une note de jazz, avec Billie Holliday ainsi que Matisse et sa découverte de Harlem.


Voilà.

On a démarré par l’homme noir esclave qui devint à son émancipation faire-valoir, ensuite divertissement, et finalement excelle dans le jazz. Trois siècles d’Histoire.


Celle du peuple noir ?


Il s'agit avant tout d'une histoire universelle qui implique les Noirs, les Blancs, les Nations, in fine les hommes. Cette histoire touche chacun d’entre nous, c’est la nôtre, et c’est notre devoir de la transmettre d’une personne ou d’une génération à une autre.

Vous suggérer de visiter l’exposition serait un euphémisme. En effet c’est un moment à la fois instructif, pédagogique et utile aux dialogues des hommes, plus particulièrement, ceux-là qui daignent ne pas vouloir s’entendre.


L’exposition s’exporte en Guadeloupe au Mémorial Acte du 14 septembre au 29 décembre 2019.


Oriane Ines



Pour en savoir plus :


  • «Le modèle noir, de Géricault à Matisse», Musée d'Orsay, 2019, Editions Beaux Arts

  • France 24, 2019, «Le modèle noir" à Orsay : "Une exposition qui mêle histoire de l'art, politique et société», interviews de Laurence des Cars, présidente du Musée d'Orsay, et Abd Al Malik, artiste, Youtube, [en ligne], Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=SWqxajBDed4


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