Charles MINGUS investit le Jazz à la racine dans l'album "Blues & Roots"
- ORIANE INES
- 21 août 2018
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 sept. 2018
Lorsque l’on évoque Charles Mingus (1922-1979 USA) on fait référence à un artiste majeur de l’histoire du jazz et une figure proéminente du Hard Bop. Les plus novices se rappellent vaguement de ce musicien… Charles Mingus ? On fait éventuellement le rapprochement avec le jazz américain mais pas plus.
Les plus avertis pensent à cet artiste métis de Watts (Los Angeles), ce jazzman de formation classique et fasciné par les compositions de Duke Ellington (1899-1974). On pense surtout au compositeur et au virtuose contrebassiste qu’il était, c’est qu’il fait référence en la matière.
Cette virtuosité est superbement mise en valeur à travers de fabuleux solos de sa contrebasse, dans l’album « Blues and Roots » qu’il composa en 1959 pour Atlantic, et qui fait l’objet de cet article.

CONTEXTE
Cet album dont le titre sonne comme un retour aux sources du jazz, fut créé dans un contexte politique tendu. C’est la période de la ségrégation raciale aux Etats-Unis, et du mouvement des droits civiques (1950-1960) conduit par Martin Luther King (1929-1968).
D’un point de vue jazzistique, certains jazzmen rejettent le Cool Jazz (courant de jazz des années 50) au style beaucoup trop ouaté, voire gentillet, et qui de fait s’oppose au blues qui est à la racine du jazz. Les artistes du Hard Bop, Charles Mingus inclus, souhaitent revenir aux fondamentaux du jazz. Ainsi on revient au blues « l’âme du peuple afro-américain », dans les compositions de Hard Bop. On retrouve également le gospel provenant des « negro-spirituals ».
« Blues and Roots »
Les origines du blues

Blues, comme cette musique au caractère répétitif, composée de « blue notes ». Ces notes en si-bémol infléchies d’un demi ton vers le grave que l’on ne retrouve pas dans le classique, et qui donne sa coloration au style. Le blues découle culturellement des « work songs » que chantaient les afro-américains réduits en esclaves dans les plantations américaines du 19e siècle.
La guerre de sécession (1861-1865) et l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis (1865), ouvrirent une longue période de ségrégation (les lois Jim Crow). Dans les campagnes du Sud, les populations afro-américaines désœuvrées, retournèrent travailler dans les exploitations et vivent alors une vie rude. Leurs artistes plongèrent leur peine dans la musique. C'est le début du blues. Ce style musical plaintif, concentre les maux quotidiens et la douleur des afro-américains soumis.
Cette souffrance trouve naturellement son écho auprès de Charles Mingus du fait de sa « condition sociale » de « noir » afro-américain...
Né en période de ségrégation, le compositeur n’a pas eu une vie facile. Elle fut marquée par la violence de la société de son temps, et une période d’indigence (alors qu'il était musicien professionnel) qui l'entraîna vers les obscurités du proxénétisme… Les épreuves de sa vie qu’il rassembla dans une autobiographie « Beneath the Underdog » 1971 (en français Moins qu'un chien), et la mélancolie qui l’habitat sa vie durant, sont autant de raisons suffisantes à sa qualification de bluesman. Ces éléments additionnés aux contextes sociétal et musical de son époque, justifient sa volonté de revenir au blues dans cet album. Ce style est inhérent à son identité.
"Les musiciens sont tous autant victimes du racisme que n'importe quel enculé de Noir"
Charles Mingus, Moins qu'un chien, 2003
Roots, renvoie à une autre composante du jazz, le gospel, dont les rappels dans l’album sont nombreux, assumés avec fierté et tonitruance. Effectivement les morceaux sont ponctués par ce qui s’apparente à des « clameurs » du prédicateur d'église (de culture afro-américaine). Par ailleurs, Roots fait également référence à sa propre enfance lorsqu’il fréquenta les paroisses épiscopales méthodistes comme tant d’autres Noirs avant et après lui : « Je suis né swinguant et tapant des mains à l’église en tant que petit garçon » dit-il sur la pochette du disque.
DANS LE VIF DE L'ALBUM
Il est composé de six titres dont trois sont évoqués dans cet article. Mes préférés sont Moanin' et Tensions !
L'orchestre est formé d’un saxophone baryton (Pepper Adams), un saxophone ténor (Booker Ervin) deux saxophones alto (John Handy et Jackie Mclean), deux trombonistes (Willie Dennis et Jimmy Knepper), deux pianistes (Horace Parlan et Mal Waldron), un batteur (Dannie Richmond) et Charles Mingus à la contrebasse.
Moanin’ constitue le chef d’œuvre de l’album.
En effet, l’écoute des deux premières minutes donne l’eau à la bouche. Le morceau commence par un thème joué au saxophone baryton qui introduit le suspense sur ce qui va suivre. Ce saxophone très grave me rappelle les voix puissantes et profondes de soul et gospel des chanteurs noirs. Il y a un parti pris identitaire évident de la part de Charles Mingus qui renvoie à sa volonté de revenir aux origines du jazz.
La suite ?
Les instruments se greffent au thème au fur et à mesure du morceau et montent en intensité. Un puissant accompagnement de cuivres se démarque avec le saxophone baryton en tête. La contrebasse et la batterie participent au swing, et les trombones donnent une coloration typique des fanfares de la Nouvelle Orléans, terre de naissance du jazz.
L’orchestre est encouragé par Charles Mingus lui-même d’un « Yeah ! I know ! », traduction : « Je sais les gars ! Je sais que vous pouvez le faire, aller plus loin...». Cette exclamation du compositeur fait penser au révérend des églises (de culture afro-américaines) qui invite les fidèles à sortir d’eux-mêmes pour louer « le Seigneur ». Une éducation religieuse noire que l’on retrouve aux Etats-Unis mais aussi en Afrique et notamment sub-saharienne.
Arrivé à son apogée, ce magnifique crescendo orchestral se brise à 1 minute 46 secondes du morceau. Moanin’ est une œuvre exceptionnelle grâce à son foisonnement de sons. Il convient d'utiliser un bon casque pour écouter le morceau afin d'en comprendre la cohérence et la subtilité.
Mingus Big Band - "Moanin' " - 1993
Moanin’ fut reprise par le Mingus Big Band en 1993 (grand orchestre de Jazz sous la direction artistique de Sue Mingus la veuve de l'artiste). Cette version est totalement énergique et bien plus agressive que l’originale. L’écoute ne laisse aucun répit, tant le thème est renforcé par un accompagnement pêle-mêle d’instruments aux sons clairs, le tout sur un tempo plus rapide que la version initiale. Les breaks cristallisent la tension et mettent en évidence la transcendance de Moanin’.
La reprise du Mingus Big Band, est une œuvre aboutie, et à certains égards, peu accessible…
Charles MINGUS - "Tensions" - Album : Blues & Roots, 1959
J’adore le morceau Tensions.
C’est un titre qui ne laisse pas indifférent.
J'adore particulièrement le thème et le fait qu'on entre dans le vif du morceau dès les premières minutes.
Ce morceau témoigne de l'influence du Bebop (courant de jazz autour des années 40) sur le contrebassiste. En effet, on met en valeur les instruments par des solos au cours desquels, les musiciens explorent leurs dimensions (les instruments) dans l'improvisation.
Charles Mingus introduit les chorus par son solo de contrebasse joué en pizzicato et soutenu au tempo par la batterie. A l'écoute, son jeu semble tellement palpable, on entend le bourdonnement des cordes avec lesquelles il semble s'amuser. S’enchaînent ensuite les autres chorus de saxophones, piano, batterie, et on termine avec le thème. Ce morceau respecte un schéma linéaire et répétitif caractéristique du jazz :
THEME - CHORUS - THEME (+ accompagnements).
Le thème me fait penser au Shuffle cette danse faite de claquements des pieds sur le sol (qui était à l’origine un moyen de communication inventé par les anciens « esclaves » pour contourner la vigilance des « maîtres »). Les cris du « preacher » derrière l'orchestre apportent beaucoup d'allure au morceau. Génial !!!
Autre titre de l'album faisant une allusion forte aux origines du Jazz « My Jelly Roll Soul ». Ce morceau est un hommage à «Jelly Roll Morton» (sensibilité musicale : ragtime et blues) de son vrai nom Ferdinand Lamothe Morton (1890-1941) qui clama être à l'origine des premiers arrangements de jazz.
Personnellement je ne suis pas fan du morceau. Je trouve le solo du saxophone long et un peu chiant. Le tempo général est un peu trop monotone à mon goût. Je n’aime que le solo de Charles Mingus avec le jeu des questions-réponses impliquant les autres instruments, et qui plus est une analogie au gospel.
…
En somme, l'album Blues and Roots de Charles Mingus incarne le jazz instrumental dans son origine consciente et la chaleur des cuivres. C'est une œuvre musicale mûre, intellectuelle, et peu accessible. Mention spéciale pour Moanin', le morceau Tensions se démarque également. Ces titres laissent sur leurs passages, en transe les plus vulnérables musicalement !
L'album Blues and Roots est plus généralement un testament, le fruit d’un héritage à la fois historique et culturel. Son appréciation se fait au regard de l’histoire des Afro-Américains. Les couches musicales qui le composent, reflètent certainement une identité noire américaine inaliénable.
Oriane Ines
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Pour en savoir plus :
Charles Mingus, Moins qu'un chien, Récit recueilli par Nel King, traduit de l'américain par Jacques B. Hess., Collection : Epistrophy, Ed. Parenthèses, Marseille, 2003
Blues sur Seine, Black Music : des chaines de fer aux chaines en or sur Arte [en ligne]. Disponible sur : http://www.itineraires-blues.com/black-music-des-chaines-de-fer-aux-chaines-en-or-sur-arte/
France Culture, 2016, Les années jazz (2/5) 1955, le hard bop. Le jazz noir relève la tête [en ligne]. Disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/culture-musique-ete/les-annees-jazz-25-1955-le-hard-bop-le-jazz-noir-releve-la-tete
France Culture, 2016, Les années jazz (3/5) 1959, année héroïque [en ligne]. Disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/culture-musique-ete/les-annees-jazz-35-1959-annee-heroique
Guts of Darkness, (2002), Charles Mingus Blues & Roots [en ligne]. Disponible sur : https://www.gutsofdarkness.com/god/objet.php?objet=2197
Jazz Education Charles Mingus: The Official Site, Charles Mingus [en ligne]. Disponible sur : http://mingusmingusmingus.com/the-mingus-bands/mingus-big-band
Larousse, guerre de Sécession ou guerre civile américaine (en anglais Civil War) [en ligne]. Disponible sur : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/guerre_de_S%C3%A9cession/143727
Planète Jazz, Bebop [en ligne]. Disponible sur : http://www.planete-jazz.com/jazz.php?genre=Bebop
Planète Jazz, Cool-Jazz [en ligne]. Disponible sur :http://www.planete-jazz.com/jazz.php?genre=Cool-Jazz
Planète Jazz, Hardbop [en ligne]. Disponible sur :http://www.planete-jazz.com/jazz.php?genre=Hardbop
Santiago Bernhardt, "Charles Mingus - Blues & Roots (1960) [Full Album]", 2014, https://www.youtube.com/watch?v=Y9KcMfQhn6w&t=762s
Universal Music France, Jelly Roll Morton [en ligne]. Disponible sur : https://www.universalmusic.fr/artiste/9845-jelly-roll-morton/bio
Université Populaire de Marseille, "Histoire du jazz - 1ère séance - le 13 octobre 2015 - par Marc Hérouet", Youtube, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=KF1N0q2tOsE&list=LLvPv50go6hqZ_2hENT_PVIg&index=24&t=1947s
Université Populaire de Marseille, "Histoire du jazz, par Marc Hérouet - 2ème séance - le 16 octobre 2015", Youtube, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=qojj6CA2s_Y&t=6109s
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